C’était en juillet dernier. Comme chaque année, le CEO part en week-end sur une île un peu loin et invite des employés et des fournisseurs. Il m’a invité et a aussi invité mes enfants, ce qui était vraiment très sympa.
Ryu avait un truc de prévu ce week-end là et a donc décliné (mauvaise idée de sa part à mon avis, ce genre de retraite avec son père, ça va sans doute lui manquer plus tard, je lui ai dit sans insister mais c’est impossible de faire Ryu changer d’avis, et je le savais d’avance).
Akira n’aime pas du tout les transports, mais alors vraiment pas. Je craignais un peu de lui dire qu’il y avait 8h de voiture et 1h de bateau pour se rendre dans cette île située hors du monde. J’ai botté en touche, c’est à dire à mon ex, qui n’a rien trouvé de mieux que de mentir par omission pour faire dire oui à Akira. J’avoue, je savais qu’elle allait faire ça, mais j’étais d’accord parce que Akira est du genre à dire “non c’est nul” avant d’essayer, tout en étant un enfant qui adore les nouvelles expériences, est résolument tourné vers le monde extérieur (un vrai plaisir pour un père), et finit souvent par dire “c’était génial” après coup. Mon ex et moi présumions très fort qu’il allait aimer et donc voilà, une manipulation de notre part dans un but louable.
L’île en question était Okinoshima, île la plus au sud de Shikoku, où je me rendis pour la première fois de ma vie. Départ à 23h pour prendre le ferry à 5h (6h de route de nuit, 8h de jour… le trafic au Japon influe beaucoup sur les temps de trajet). On a tous dormi dans la voiture donc ce ne fut pas trop pénible. Le monospace de luxe de la boite est extrêmement confortable.
Okinoshima fait 10 kilomètres carrés et est habitée par 200 âmes. LE truc formidable, c’est qu’aucune de ces âmes n’est celle d’un flic. Pas de police locale. Un bonheur total quand on y pense. Il y a des routes, enfin, il y a UNE route, qui allait globalement de notre logement au coin pour pécher. Voitures régulières interdites, seulement des kei, c’est à dire des voitures avec des moteurs de 660cm3. Un genre de mobylette glorifiée (j’exagère beaucoup). Pas de flic, donc pas de limitation de vitesse, pas de ceintures, téléphone au volant, conduite en état d’ivresse (pas complètement bourré non plus, juste un état gai qui générerait une amende de plusieurs dizaines de milliers d’euros normalement), et passagers à l’arrière (les voitures n’ont que deux places et un grand coffre ouvert genre comme un pick-up). La route avait des virages violents dans tous les sens en permanence, Akira était debout à l’arrière agrippé au toit de la voiture à ressentir un bon vent de liberté (la voiture n’allait qu’à max 50 km/h, mais mine de rien vaut mieux pas tomber à cette vitesse, car on peut en mourir)… “C’est mieux que Disneyland, hein?” lui ai-je soufflé à un moment, et Akira a approuvé avec un “Mais carrément quoi!”.
Le CEO est fou de pêche, de même que beaucoup de mes collègues, et le premier but de ce voyage, en dehors de passer du bon temps entre collègues, était la pêche. On a donc passé un temps phénoménal au bord de l’eau avec des cannes à pêche. Ils avaient tout équipement pour des barbecues de compétition (ils avaient même emporté un sauna portable) donc moi j’ai passé le plus clair de mon temps une canette de bière à la main et des baguettes dans l’autre pour manger la viande. Akira a accroché à la pêche immédiatement et a pêché en permanence. Il a réussi à être celui qui a fait le plus de prises (7 poissons je crois), et celui qui a fait la plus grosse prise.
Le CEO avait invité un chef sushi avec nous, et il prépara quelques mets avec certaines prises.
Le soir, après un barbecue à notre ryokan (hôtel traditionnel japonais), rebelote: pêche de nuit, où apparemment des poissons différents se manifestent. 3 d’entre nous allèrent même chercher des langoustes et en attrapèrent deux, des ise-ebi, un type de langouste qui ne se trouve qu’en extrême-orient, et semble assez cher. L’une d’entre elles a rapidement tournée en sashimi grâce au chef sushi, mes collègues avalant sa chair crue alors même que les pattes de la langouste coupée en morceaux frétillaient encore… Il n’y a pas qu’à moi que ce fut saisissant, Akira aussi fut incapable d’en manger à la vue du massacre.
La pêche de nuit tourna court, peu de prises et beaucoup de fatigue chez tout le monde. J’aurais préféré dormir plutôt que d’aller à la pêche (surtout que je ne faisais que regarder), mais Akira sautait d’excitation pour y aller, donc j’y suis allé. Mais Akira s’est endormi dans la voiture au bout de deux heures, à la vue de quoi le CEO s’est porté volontaire pour nous raccompagner au ryokan. Arrivés au ryokan, le CEO dira “je suis trop fatigué, j’y retourne pas!”. Moi j’ai attendu le reste de la troupe pour les aider à ranger… J’étais vraiment bien fatigué. Vacances à la japonaise; tu en sors physiquement plus fatigué qu’au départ, mais il est certain que psychologiquement, tu as fait un reset de beaucoup de choses. Une fois que tu as fait une bonne nuit après ton retour, et bien tu as bien rechargé les accu…
Le reste du séjour fut une répétition pêche-barbecue-longues discussions sur plein de trucs. Trump venait de se faire tirer dessus lors d’un meeting, il jouait les victimes à la TV et le CEO commentait “ce type est un pro du marketing, il va se faire élire c’est certain.”. Et de rajouter “Ce con est une catastrophe, mais au moins la guerre en Ukraine devrait s’arrêter vite, vu que c’est un pote de Poutine…”.
A la descente du bateau au retour, un comité d’accueil de poulets (une dizaine comme nous) nous attendait. Ils se sont tout de suite intéressés à moi évidemment, seul étranger… Ils ont vite abandonné comprenant rapidement que j’étais pas un criminel, ont demandé qui était responsable et se sont jetés sur lui à la place. “Ouvrez tous vos sacs et glacières” dirent-ils, et ils fouillèrent tout, allant même jusqu’à plonger leurs mains dans la glace à l’intérieur des glacières pour racler le fond et bien tout vérifier. On n’a pas su exactement ce qu’ils cherchaient mais apparemment ils cherchaient surtout un import illégal de coquillages ou crustacés, délit puni de quelques dizaines de milliers d’euros et évidemment très dangereux pour les faune et flore “locales”. Quelqu’un de l’île avait appelé les flics en disant “y’a des gars louches, ils font sans doute un truc illicite” et le connard de service chez les flics l’avait crû… Je sais pas qui est le plus con dans l’histoire, le dénonciateur qui se basait sur notre apparence extérieure ou le flic qui prend au sérieux une dénonciation sans éléments probants. La dénonciation, sport national au Japon. Ben oui, ils étaient copains avec les nazis après tout, ça a dû rester dans les gènes de certains. Trop de cons sans éducation ou jugeote ici, doublés par des flics qui par définition ont un QI à 1 chiffre (ils prennent personne au-dessus, sinon la machine infernale casse). Ils nous ont relâchés après une heure en plein soleil sur le quai, n’ayant rien trouvé de délictueux bien entendu. Bouffons.
Le retour à Hiroshima fut bien plus pénible que l’aller; à l’aller on avait pu dormir de nuit dans la voiture (sauf le CEO qui conduisait) mais le retour était de jour, pas facile de dormir, et en plus ça a pris 8h au lieu de 6h. On est arrives à Hiroshima, j’étais personnellement lessivé, comme Akira. Là mon ex suggéra de mettre Akira dans le shinkansen pour qu’il retourne à Kamakura, soit 4h de shinkansen plus 1h de train local. Akira a répondu: “Nan mais tu veux me tuer ou quoi? 1h de bateau et 8h de voiture, tu veux me faire monter dans un train pendant 5h??”. Akira est resté avec moi à Hiroshima ce jour et cette nuit, et repartit chez lui le lendemain. Après tout ça, j’étais mort de fatigue et retourner aussitôt au bureau fut difficile le premier jour, mais j’étais heu-reux du temps passé avec les collègues et surtout Akira. Le genre de souvenir que tu gardes jusqu’à la mort. Akira est retourné à Kamakura enchanté, il a barbé sa mère et son frère avec tout ce qui est arrivé pendant 3 jours, lardé de commentaires extatiques “c’était géniaaal”.
Rien que pour ce week-end, c’était vraiment un chouette été.